Ainsi, un certain parti politique qu’il est inutile de nommer s’arrogeait en février dernier, sous prétexte de les protéger, un hilarant droit de propriété sur les femmes de ce pays. Il s’agirait de soustraire ces pauvres et faibles créatures à la menace, la terrible menace que ferait peser sur elles l’alpha et l’oméga du Mal contemporain : le criminel étranger. Ainsi, comme les cons selon Audiard, ce parti ose tout. Ses membres, nouveaux croisés du nihilisme, se veulent les défenseurs des racines chrétiennes de l’Occident, quand leur lecture vétérotestamentaire prouve seulement qu’ils n’ont pas la lumière à tous les étages et sont aussi dangereux que les fanatiques de toutes confessions. Ainsi soit-il.

Qu'on se comprenne bien : il n'est pas question de nier que le niveau de l'anxiété, de la violence, de la criminalité demeure élevé dans nos sociétés. Je ne conteste pas non plus que les vagues migratoires posent un sérieux défi aux Etats européens. Notons quand même que tout se passerait sans doute beaucoup mieux si lesdits Etats étaient autre chose que des bateaux ivres, battus par des vents mauvais, soulevés par des idéologies où l'économisme et la concurrence de tous contre tous semblent composer le summum du bonheur 2.0 – ou 3.0, ou 4.0, comme il plaira.

Cependant, là où les jérémiades du parti de nos femmes et de nos filles commencent à nous les briser menu, c'est lorsqu'on le voit ressortir de son sac à malices le truc éculé du bouc émissaire. C'était naguère le juif, et ce l'est encore pour beaucoup aujourd'hui ; mais nous avons désormais un nouveau venu au rayon des affreux jojos : l'Arabe, le musulman sournois qui s'avance, tapi dans l'ombre, pour profiter de nos colossales libéralités et agresser à qui mieux mieux et nous piquer nos jobs, quand il veut bien se décider à travailler. Car le parti des ethnologues à catogan l'a bien compris, lui : par nature, le musulman a pour ambition de vivoter aux crochets des assurances sociales. Le vilain.

Dorénavant, l'Arabe est partout et il est mauvais : voilà comment s'expliquerait, aux yeux de ces penseurs à l'envergure nanométrique, la flambée récente de la criminalité étrangère, symptôme d'une modernité en pleine déliquescence. Avant, on était peinards. Vous comprenez, il y avait moins de barbares dans nos villes et nos campagnes. Nos souris étaient tranquilles.

Je voudrais m'attarder sur ce dernier point. Le coup du criminel étranger, du bougnoul ou du métèque qui vient sucer le sang du National, c'est vieux comme le monde. Sans remonter aux origines, il est possible d'en faire la démonstration dans la capitale vaudoise à la Belle Epoque.

Nos fidèles lectrices et lecteurs l'auront noté : Stentor et C'était hier préparent un guide sur la vie criminelle à Lausanne entre 1885 et 1915. Et l'exercice nous amène bien sûr à plonger dans la presse de ces années-là. Que tout le monde nous suive sur le plongeoir – ceux qui voudraient actionner la machine à remonter le temps ou vérifier nos dires peuvent se téléporter sur Scriptorium, l'interface de la BCU grâce à laquelle on peut parcourir les archives de nombreux journaux vaudois depuis le milieu du XVIIIe siècle. Rien que pour vous, Corinne Bloch, Patrick Morier-Genoud et moi-même avons dépouillé en exclusivité les quelque 310 numéros de la Feuille d'avis de Lausanne pour l'année 1900. Qu'y apprend-on ?

Sur l'année entière, il est fait mention grosso modo d'une septantaine d'affaires criminelles allant du vandalisme à l'escroquerie en passant par la désertion, les bagarres, le vagabondage et bien sûr les crimes de sang. En 1900, les délits les plus courants sont sans conteste les vols et autres cambriolages, suivis de près par... le faux-monnayage ! On relève aussi bon nombre d'agressions, de troubles à l'ordre public et d'évasions, ainsi que quelques meurtres ou tentatives de meurtre.

Sur les septante affaires recensées, une trentaine de cas peuvent être décrits peu ou prou comme résolus, soit que le coupable ait été seulement identifié, soit qu'il ait été serré et croupisse dans les geôles lausannoises. Et dans plus de la moitié de ces affaires classées ou en voie de l'être, tenez-vous bien : le coupable est... un étranger. Pas n'importe lequel : dans le chef-lieu vaudois, le bougnoul de 1900, c'est presque toujours le macaroni, le rital, bref l'Italien. Horreur ! Ô rage, ô désespoir ! Ô mamma mia !

Bien sûr, les sophistes auront tôt fait d'y voir une confirmation de leurs inquiétudes ; ils concéderont que le phénomène de la criminalité étrangère n'est certes peut-être pas d'une effroyable modernité, mais ils y verront surtout la démonstration que les immigrés ça craint, ça tache, ça gueule, ça agresse et pire encore. Et comme toujours, les professionnels de l'anathème, les redécouvreurs de l'eau tiède se garderont bien d'interroger les ressorts intimes qui font d'un homme un hors-la-loi. Question : quand un individu est déraciné, quand il vit dans un pays à la culture différente de la sienne, quand il y survit dans des conditions économiques souvent ultraprécaires, ne se peut-il pas qu'il bascule plus facilement qu'un autre dans le crime ou la petite délinquance ? Bien sûr, depuis que le Premier sinistre français a posé qu'en matière de djihadisme, expliquer c'est excuser, il est mal vu de tenter de comprendre... Mieux vaut se trumpiser, c'est une évidence ; mieux vaut éructer, expulser et construire des murs. Et dire que ça se prétend homme politique... Cicéron, au secours !

Mais il y a mieux – et sur ce dernier point, le Lausannois de 1900 m'est infiniment plus sympathique que les pourfendeurs contemporains de l'immigration : si l'on nomme alors volontiers l'origine du mal, si le caractère étranger (en l'occurrence transalpin) de l'agresseur, du cambrioleur ou de l'assassin est assez systématiquement relevé, aucun article de la Feuille d'avis n'en tire argument pour désigner une catégorie de la population à la vindicte populaire. Personne ne demande alors que soient expulsés ces insupportables métèques. Aucun lecteur n'écrit à son canard préféré pour vitupérer les Italiens – tandis qu'ils sont légion à prendre la plume pour dénoncer des cas de... maltraitance animale ! Oui, vous avez bien lu : le Lausannois de jadis paraît bien plus choqué par le spectacle d'une vache ou d'un cheval rossés en pleine rue que par la lecture d'un article indiquant qu'Untel, à l'accent italien, s'est permis de vouloir chourer une paire de babouches au Bazar Universel (édition du 7 août, p. 9). Au contraire, on repère même parfois une forme d'empathie envers le criminel étranger. Le 17 février 1900, une brève rapporte par exemple qu'un dénommé Martini, évadé du pénitencier, a été ramené à Saint-Loup en piteux état ; on le met à l'infirmerie puis on le transfère à l'hôpital, où on l'ampute de tous les orteils à un pied et de trois à l'autre. Le bonhomme n'est pas un tendre, puisqu'il avait été condamné pour meurtre. Conclusion de l'article : « Martini, depuis son retour à Lausanne, n'a jamais paru abattu ou même attristé ; il accepte son sort et sa déconvenue avec beaucoup de philosophie, comme un bon joueur qui a perdu et paye sans sourciller. » (p. 15).

Naturellement, le survol d'un seul journal, d'une seule année ne saurait avoir une quelconque prétention scientifique. Mais nous croyons que l'exercice permet quand même de prendre le pouls d'une société. C'est une sorte d'instantané – la photographie d'un moment qui permet de nuancer les clichés dont on nous rebat les oreilles aujourd'hui. En 1900, la vie est rude à Lausanne, elle est bruyante, colorée et quelquefois dangereuse. Les étrangers sont déjà là, parmi nos aïeux, n'en déplaise aux nostalgiques d'une Helvétie arcadienne qui n'a jamais existé que dans leurs névroses. Et lorsqu'un coquin d'immigré commet un crime, on le désigne, on le décrit comme tel, on ne cache pas son origine. Sans jamais aspirer néanmoins à le renvoyer chez lui, dans son pays natal ; et en lui reconnaissant même parfois une certaine grandeur d'âme, une forme d'intelligence ou d'astuce, voire, lorsque le délinquant est appréhendé, une stoïque élégance dans l'acceptation de son sort.

Autres temps, autres mœurs. Bienvenue au XXIe siècle ?