Il faut reconnaître une vertu aux politiciens de droite : sans eux, la vie des idées serait infiniment moins divertissante. Ainsi, depuis plusieurs décennies, ils inondent le débat public de concepts au potentiel comique indéniable. Je songe entre autres aux fascinantes théories se réclamant de la main invisible des marchés, du ruissellement ou de la destruction créatrice, toutes lubies sans cesse ressassées, recyclées, fardées et replâtrées, à tel point qu’on jurerait des putes sur le retour obligées d’en rajouter dans le rimmel et le botox pour appâter le client.

 Un exemple récent montre bien les limites de cette idéologie qui ne dit pas son nom – pour un néolibéral, l’idéologue, c’est toujours le gauchiste. Il n’aura donc échappé à personne qu’un rapport du World Economic Forum décrivait il y a peu les probables et colossales pertes d’emplois découlant de la numérisation de pans entiers de l’économie. Sur ce point, on attend toujours la réponse argumentée des champions de la concurrence libre et non faussée. On attend, mais autant attendre Godot : on ne verra rien venir, ou alors seulement les vieilles rengaines susmentionnées.

En effet la droite, frappée de nantermose galopante ou de derderite aiguë, semble avoir comme un chat dans la gorge, elle dont les seules réponses se limitent à caqueter start-euuuuupbiotêêêêchbusiness angeuuuuuls, tout en n’oubliant pas un seul instant de cracher à la gueule des chômeurs et de conspuer les bénéficiaires de l’aide sociale, qui, c’est bien connu, vivent une vie de pacha, se royaument à journée faite et sont tout contents de leur sort. Or, je demande aux génies du libéralisme ceci : les très nombreux travailleurs laissés sur le bord de la route, que va-t-on en faire dans les années à venir ? Croit-on vraiment que tous vont être enrôlés dans les biotechnologies ? Imagine-t-on que tous se feront codeurs, experts en programmation, dépuceleurs d’algorithmes ? Que tous, la fleur au fusil, créeront leur entreprise, histoire d’inventer – soyons fous – le trombinoscope de la prochaine décennie, lequel aura sur le machin à Zuckerberg l’avantage épatant de nous rendre encore plus vains, plus impudiques, plus abîmés que jamais dans la contemplation de notre propre nombril ? On dirait bien que certains en sont convaincus. Ce qui, à une époque où le marketing de soi paraît avoir remplacé la connaissance de soi, laisse augurer des lendemains qui déchantent.

Bien sûr, les néolâtres ne manqueront pas de ridiculiser de telles inquiétudes en clamant que le futur est en marche et qu’il vaut mieux s’y préparer. D’aucuns auront même, face aux réserves émises plus haut, l’intelligence suprême de demander si l’on veut en revenir au XIXe siècle, à la bougie, au Moyen Age. Et pourquoi pas au paléolithique, tant qu’on y est ? Nous devons pourtant en être conscients : cette rhétorique digne d’un Garcimore ou d’un David Copperfield ne vise qu’à escamoter les vrais problèmes, qu’à disqualifier par avance toute critique raisonnée du cours des choses et tout changement réel de paradigme. Des millions de travailleurs risquent de perdre leur emploi à court ou moyen terme ? De nombreux pays sont ruinés, endettés jusqu’au cou ? Alors il serait temps de préparer une refonte complète des assurances sociales, incapables en l’état d’encaisser les chocs à venir – pourquoi pas en envisageant des solutions aussi radicales que le revenu universel ; alors il faudra bien, que cela plaise ou non, commencer à taxer équitablement les mastodontes de l’économie numérique et le flux gigantesque des transactions financières, quitte à faire pièce aux paradis fiscaux et à mettre hors la loi, sur un plan international, les pratiques de comptabilité créative (pardon, d’optimisation fiscale en novlangue libérale). 

Je devine par avance quelle sera la dernière objection des chantres de la droite : tout ceci est bel et bon mais tient au fond de l’utopie. Ouh ! le vilain mot que voilà !

Passons donc aux aveux ! Oui, je préfère qu’on instille une dose d’utopie dans l’exercice de la politique, plutôt que d’assister passivement à la concrétisation des dystopies dans lesquelles l’idéologie du Marché triomphant semble vouloir nous installer. Et je conseille à tous ceux que ces questions taraudent de lire l’ouvrage de Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre. Le travail documentaire y est sérieux, irréprochable ; l’écriture en est mesurée, précise et démonstrative ; au final, la lecture n’en est que plus glaçante.