Qu’il le soit précisé une fois pour toutes : nourri de ses auteurs, fasciné par sa science du récit et sa philosophie de l’action, je suis un amoureux de longue date de la culture anglo-américaine. J’adore lire, écouter et parler l’anglais, une langue qui claque, qui swingue et dans laquelle l’invective a de la gueule… Ceux que le dernier point intrigue peuvent regarder – en VO of courseMagnolia ou Punch-Drunk Love de Paul-Thomas Anderson : rares sont les réalisateurs à faire un usage aussi jouissif de l’injure ! Tout amateur de San Antonio ne peut que chavirer.

Or, depuis que les gazettes bourdonnent autour de l'enseignement des langues, je me sens des envies haddockiennes de jurons en chapelet. Comme je suis un homme bien élevé, je m’arrêterai au premier d’entre eux: fuck l’angliche ! Oui, carrément. C’est que la coupe est pleine, la mesure dépassée et la réaction de certaines élites misérable. C’est que notre beau pays, censément quadrilingue, développe à l’égard de l’anglais une mentalité de colonisé.

Je ne parlerai pas des mérites comparés de l'apprentissage de la première langue étrangère en telle ou telle année. Je ne trancherai pas la brûlante question de savoir qui du comanche, du laotien ou du pidgin doit être enseigné avant les autres : je n'ai aucune compétence pour ce faire. Je ne parlerai que de goût, d'humour involontaire et d'une servitude bien volontaire, elle.

Passe encore ce ridicule esthétique flagrant que constitue l’emploi tous azimuts d’une langue affadie, abâtardie, mal comprise et régulièrement massacrée par des millions de locuteurs non anglophones, un sabir sans saveur tenu par des marketeurs sans cervelle pour l’alpha et l’oméga de la communication publicitaire. Après tout, que les vitrines de nos commerces romands se décorent presque toutes, en période de soldes, du joli mot SALE en typo king size nous offre au moins un motif de franche rigolade… Au fait, quelles associations un consommateur francophone peut-il faire, inconsciemment, à pareille lecture ? S'est-on assuré que les champs sémantiques des homonymes anglais et français (sale/soldes et sale/qui n'est pas propre) ne se contaminaient pas en tout ou en partie ? Et, le cas échéant, me dira-t-on selon quelle théorie économique un consommateur de langue maternelle française pourrait-il être captivé par ce terme aux relents d'infection et de souillure ?

Messieurs les vendeurs, allons, le commerce c’est sale ? Est-ce avec un tel message subliminal que vous comptez attirer plus de clients ?

Plus grave est l’affaiblissement épistémologique majeur qu’incarne et réalise l’omniprésence de l’anglais, en particulier dans la recherche et l’enseignement. Je vais proférer d’horribles banalités : la langue est bien plus qu’un outil de communication, qu’un simple vecteur. Elle est l’une des forces structurantes de notre identité, elle engramme littéralement nos souvenirs, modèle notre conscience, découpe le réel et nous initie à l’habitus du lieu et de l’époque où nous vivons. Toutes choses que nous balançons par-dessus bord dès lors que nous consentons non seulement à assimiler mais surtout à produire de la connaissance exclusivement (ou presque) dans une langue qui nous est étrangère. Sur ce point, la posture de Michel Serres est plus digne que celle de Patrick Aebischer : la défense et illustration du français plutôt que l’aplaventrisme face à l’envahisseur ! Oui, il y a du Cyrano dans cette pose du philosophe gascon, la vanité et la fragilité du panache... Il est même possible de rire et de nous inviter, lui, Cyrano et moi, à bouffer du ragondin confit avec le dernier des Mohicans. Mais veut-on par exemple que l’enseignement de l’économie, discipline idéologique s’il en est, soit donné un jour uniquement dans la langue de Shakespeare ou, plus justement, de Milton Friedman ? A quel prix ? Et saura-t-on alors toujours adopter une attitude critique par rapport à la vulgate économique anglo-américaine ? Il est permis d’en douter. 

Dans le cas de la Suisse, nul ne préconise bien sûr la relégation de l’anglais au rang de langue accessoire dont l’apprentissage pourrait être traité avec désinvolture. Il faut pourtant bien admettre qu’un pays de volonté tel que le nôtre, qu’une entité politique combinant différentes langues et cultures doit attribuer une certaine préséance aux idiomes nationaux, sous peine de voir le lien confédéral se distendre au fil des générations. C’est pourquoi il est urgent d’en finir avec cette folie obsidionale qui pare l’anglais de toutes les vertus et fait de nous des francophones honteux. Attachons-nous plutôt à viser l’excellence dans le maniement de notre langue maternelle, pour commencer ; dans un deuxième temps, développons notre maîtrise d’au moins une langue nationale, dans l'idéal deux – et venons-en à l’anglais une fois ces bases solidement établies. C’est ainsi que l’on forme des citoyens, des femmes et des hommes complets, et non de vulgaires communicants ânonnant un volapük de pacotille…